Un entretien avec Khémaïs Chammari paru dans le numéro 45 de la revue Défis Sud, février-mars 2001
Khémaïs Chammari a été secrétaire général de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), vice-président de la Fédération internationale des Ligues des droits de l'homme (FIDH) et l'un des dirigeants du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), parti d'opposition qui a été récupéré par le pouvoir tunisien et qui ne joue plus aujourd'hui qu'un rôle d'alibi démocratique. Victime de cette récupération, Khemaïs Chammari, député du MDS, a vite compris qu'il jouait dans un marché de dupes. Ce réalisme lui vaudra d'être incarcéré. Depuis, il s'est exilé en France où il poursuit son combat pour la défense des libertés en Tunisie, un pays qui s'enfonce dans une dérive totalitaire anachronique.
Bien qu'elle réunisse certains critères socio-économiques qui pourraient faire d'elle une démocratie, la Tunisie semble s'enfermer dans un système autoritaire anachronique et paradoxal. Comment est-ce possible ?
Khémaïs Chammari :
Je pense que la raison principale du maintien de cette situation est l'héritage et la perpétuation de la culture du Parti unique. L'Algérie voisine avait aussi un Parti unique, mais celui-ci s'est effondré. Dès lors, contrairement à ce qui se passe en Algérie, il n'y a rien qui pèse autant aujourd'hui en Tunisie sur le fonctionnement de l'espace autonome, de ce qu'il est convenu d'appeler la société civile, que le système du Parti unique et le quadrillage systématique de la population par les différentes instances du Parti, par le réseau des associations créées de toutes pièces par le pouvoir et qui ont une fonction d'encadrement dans le mauvais sens du terme, les fameuses " OVG " (Organisations véritablement gouvernementales), les comités de quartiers, etc.
Il y a donc un contrôle social et politique très fort, qui est un héritage du système et de la culture du Parti unique. A cela s'est ajouté le fait qu'avec l'avènement du régime de Ben Ali (novembre 1987), et une fois passée la période de transition, une obsession sécuritaire, bien plus marquée encore que du temps de Bourguiba, a commencé à se manifester.
Cette situation tient aussi au profil des hommes qui sont au pouvoir. Outre le Parti unique, l'autoritarisme et l'intolérance, il ne faut pas oublier que les personnes qui se trouvent au sommet du pouvoir en Tunisie sont issues des appareils de sécurité et que ce régime est aussi le résultat d'un coup d'Etat médical avec pour corollaire le développement d'une paranoïa chez ses concepteurs. Donc, l'obsession sécuritaire se conjuguant avec l'héritage du Parti unique débouche sur un système politique tout à fait paradoxal dans la mesure où il cohabite avec l'image d'une Tunisie stable, ce qui n'est d'ailleurs pas complètement dénué de fondement, ainsi qu'avec celle longtemps véhiculée d'une économie performante. Et c'est vrai que comparée aux pays limitrophes et à la situation d'un continent naufragé, l'économie tunisienne apparaît comme relativement performante.
Nous sommes donc effectivement dans une situation paradoxale. Pourtant, s'il faut prendre à la lettre ce que disent les officiels tunisiens, on est tenté de dire " mais raison de plus ! ". En effet, si la situation est stable, si l'économie se porte bien, enfin si la Tunisie peut se targuer d'avoir réalisé de véritables avancées, qui sont incontestables, sur le plan socio-économique, en matière de droits de la femme par exemple ; et bien raison de plus pour que des réformes institutionnelles et politiques constituent des aspirations légitimes des différentes couches de la population.
En Algérie, il n'y a plus de Parti unique, mais il y a l'islamisme...
KC :
L'islamisme est alors brandi par le pouvoir tunisien comme un spectre qui justifierait tout. Pourtant, ne craignant pas la contradiction, Ben Ali annonce avoir complètement éradiqué l'islamisme en Tunisie. Cependant, on peut dire qu'il n'y a pas de péril islamiste aujourd'hui en Tunisie. Bien entendu, on peut discuter de la nature de cet islamisme. Il faut et il faudra d'ailleurs à l'avenir lutter contre un conservatisme islamiste qui correspond au projet islamiste, notamment pour sauvegarder et développer les acquis sociaux de la Tunisie moderne. Mais il s'agit là d'un combat qui doit être mené sur le mode du contredire et non pas de l'interdire. Le risque d'un islamisme radical de type terroriste n'existe pas en Tunisie. En effet, à l'exception d'un attentat commis en 1992 contre les locaux du Parti unique, il n'y a pas eu jusqu'ici une seule opération de type terroriste menée par des islamistes. Cela signifie peut-être que la police est vigilante, mais cela signifie surtout qu'un terrorisme islamique n'est pas à l'ordre du jour en Tunisie.
Vous estimez que l'atout majeur du pouvoir tunisien est qu'il a parié sur le développement d'une classe moyenne qui lui sert de base.
KC :
Oui mais au sein de cette classe moyenne, le carcan de contrôle politique et policier imposé par le pouvoir est de moins en moins supportable. La façon dont la Justice est instrumentalisée a atteint un degré tel aujourd'hui qu'au sein même de la classe possédante, il y a une incertitude face à l'institution judiciaire. Il n'existe aucune garantie pour que la Justice soit rendue correctement, à moins bien sûr d'avoir les moyens de rentrer dans le jeu de la corruption. Mais là aussi pour ceux qui en profitent et en bénéficient, c'est une source de déchéance. Des tensions se font donc sentir maintenant au sein de cette classe moyenne, même si elles ne sont pas exprimées ouvertement.
Comment ce régime tunisien, passé maître dans l'art du renseignement, ne se rend-il pas compte qu'il est en train de perdre sa base ?
KC :
Parce que le changement ne se produit pas de façon spectaculaire. L'érosion est imperceptible aux yeux du pouvoir qui ne regarde la société qu'à travers le prisme déformant de ses appareils de répression, de délation et de contrôle. En outre, le pouvoir tunisien a adopté une attitude qui procède d'un certain mépris. Il y a dans la pratique politique du régime tunisien une vocation rédemptrice qui veut faire croire que le Parti unique va assurer le bonheur des gens contre leur propre gré. Un élément de déstabilisation de cette classe moyenne, qui constitue le socle de ce régime, est le développement à un rythme accéléré de la grande corruption. Il ne s'agit pas seulement du détournement direct des deniers publics. Non, il s'agit en réalité d'une mise en coupe réglée de l'économie du pays par l'entourage direct des gens les plus haut placés de ce pouvoir. Les intérêts en jeu sont tels que le président Ben Ali et ses proches ne peuvent que s'accrocher au pouvoir.
Donc, ils ne peuvent plus faire machine arrière, quand bien même voudraient-ils introduire un peu d'ouverture dans le système ...
KC :
Pour cela, le régime devrait permettre une certaine ouverture de la presse, mais il ne pourrait jamais franchir ce pas. D'abord, parce que les réflexes autoritaires ne débouchent jamais sur de telles initiatives, mais aussi parce qu'il s'agit pour le pouvoir d'un trop grand risque. En effet, la presse pourrait rendre publiques toutes les rumeurs qui circulent sur la corruption endémique de l'entourage direct du Président.
Outre l'obsession sécuritaire et la culture du Parti unique qui explique le maintien d'une telle chape de plomb sur la société tunisienne aujourd'hui, la tradition d'un Etat fort n'a-t-elle pas aussi joué un rôle dans le développement de cette dérive autoritaire ?
KC :
Il y a en effet une tradition étatiste très forte en Tunisie qui date des années 60 et qui se distingue par la mise en place et la consolidation de l'Etat centralisé, omnipotent, doté d'une bureaucratie redoutable qui a permis aussi de réaliser les premiers grands investissements et de créer l'infrastructure sur laquelle le secteur touristique s'est développé au moindre coût pour les générations suivantes.
On se trouve à nouveau en plein paradoxe. Voilà qu'un régime qui se réclame du libéralisme économique et qui anticipe sur la demande de ses interlocuteurs et de ses partenaires dans le cadre de l'accord d'association avec l'Union européenne - dont l'objectif est d'établir une zone de libre-échange dans la Région sur le mode libéral - mais qui en même temps a d'énormes difficultés à se départir des procédures de fonctionnement d'une Administration qui est omniprésente et tatillonne. La situation du système bancaire tunisien par exemple, qui est un des sujets de préoccupation au niveau du partenariat euro-méditérannéen dans le cadre de la mise en place de l'Accord d'association, n'est à l'évidence plus tenable parce que ce secteur s'apparente de plus en plus à un colosse aux pieds d'argile. Les banques étatiques, qui constituent l'essentiel du marché bancaire en Tunisie, ne tiennent plus que de façon artificielle. La " mise à niveau " n'a pas donné de résultats concluants, et d'ailleurs les partenaires réclament un peu plus de rigueur dans ce domaine ainsi que des réformes plus conséquentes.
Il semble qu'après une relative accalmie, le pouvoir tunisien ait décidé de réprimer à nouveau de façon disproportionnée toute tentative d'ouverture de la société civile. Pourquoi ?
KC :
En effet, après l'éphémère trêve qui a fait suite au désarroi du pouvoir avec la montée de la dissidence démocratique de printemps dernier et dont la grève de la faim de Taoufik Ben Brik (1) a été le paroxysme, obligeant le pouvoir à lâcher un peu de lest, voilà qu'il revient à une traque systématique des opposants et au verrouillage du moindre espace d'expression. Une des raisons qui permet de comprendre cette réaction violente est l'échéance des élections de 2004. Le président Ben Ali n'a en effet plus la possibilité constitutionnelle de se représenter, il doit donc réaliser un tour de passe-passe pour rester dans ses fonctions. Dans ce contexte, les acteurs de cette dissidence démocratique et notamment la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) apparaissent, de par leur capacité de créer des vagues, comme des empêcheurs qu'il faut bâillonner avant qu'il ne soit trop tard.
Il s'agit là d'une vision assez pessimiste pour l'avenir de la Tunisie.
KC :
Non, car je ne pense que le plan de Ben Ali ne pourra pas fonctionner face aux actes de résistance qui se multiplient. La situation a évolué. L'image à l'eau de rose que le régime tunisien veut donner de lui-même ne passe plus ni à l'extérieur ni à l'intérieur de la Tunisie. L'échéance 2004, et notamment les élections législatives qui auront lieu en même temps que l'élection présidentielle, offrent une perspective intéressante avec la formation d'un front démocratique comme il n'y en avait jamais eu potentiellement en Tunisie dans la mesure où il y a un resserrement des liens entre démocrates et progressistes, des modérés aux plus radicaux et qu'il n'est pas illusoire d'espérer qu'à l'horizon 2004 il y aura pour la première fois, quelles que soient les manìuvres utilisées par le régime, une vraie bataille politique.
Propos recueillis par Théo Karam
(1) Ce journaliste tunisien avait entamé, au printemps 2000, une grève de la faim très médiatisée, afin de protester contre son licenciement et contre le harcèlement dont il était l'objet.