Que dire de la condamnation à un an de prison ferme, le 9 juin 2011, de Rachid Nini, rédacteur en chef du journal Al Massae (Le Soir), et bouillant auteur de la rubrique Chouf t'chouf (Regarde et tu verras) qui, récemment encore, défrayait régulièrement la chronique marocaine ?
Dans l'analyse publiée, le 13 juin, en arabe, sur le site du journal Al Massae, intitulée "Afin de comprendre ce qui arrive à Rachid Nini", le juriste et politicien marocain Mohammed Sassi estime qu'il faut, afin de bien saisir les dessous de la condamnation de Rachid Nini, se reporter au communiqué publié par le Procureur général du Roi auprès la Cour d'appel de Casablanca. Ce communiqué fait explicitement référence, afin de justifier la condamnation de Rachid Nini, à ses écrits "qui critiquent le fonctionnement des institutions en charge de la sécurité {de l'Etat}".
Pour rappel, Rachid Nini s'est permis de demander l'abrogation de la législation anti-terroriste en conclusion d'articles où il jetait le doute sur les commanditaires des attaques terroristes qui ont frappé le Maroc en 2003.
Mohammed Sassi est d'avis qu'une décision de justice fondant la sévérité de la peine sur des critères réprimant les "critiques des institutions sécuritaires" constitue un précédent dangereux pour l'établissement d'un Etat de droit au Maroc : "L'on se comporte comme si la critique de ces institutions précises est très dangereuse alors que la critique de tous les types d'institutions est un des fondements du journalisme et un droit pour l'ensemble des citoyens" (...) Le plus étrange serait le timing de cette affaire selon Mohammed Sassi : "au moment précis où les partis politiques planchent sur des propositions de réformes constitutionnelles qui pourraient considérablement réduire les prérogatives sacrées du Roi, l'on suggère implicitement d'augmenter les prérogatives des institutions chargées de la sécurité et de ses responsables".
Le juriste se lance dans une démonstration sur les fondements de l'Etat de droit : "Il est terminé le temps de la tutelle sur les administrés et le temps où le pouvoir décidait en toute liberté quelle est la meilleure façon de défendre le pays (...) D'autant plus que le peuple a découvert que, dans bien des cas, les responsables de la sécurité défendaient leurs propres intérêts plutôt que ceux du peuple (...) c'est pour cela que {dans un Etat de Droit} l'on crée des organes de contrôle en charge de la surveillance de leur travail. Ce contrôle doit être exercé par le gouvernement, qui est élu par le peuple (...) L'absence de critiques des institutions sécuritaires signifierait qu'on leur procure un privilège qui les placerait au-dessus des autres institutions (...) Or, dans n'importe quel pays du monde, les responsables de la sécurité, si l'on ne les surveille pas, sont enclins à exercer une intimidation sur d'autres institutions publiques. Ils menacent d'enterrer la démocratie et conditionnent le fonctionnement de celle-ci à toute une série de restrictions sécuritaires."
A l'heure de publier cette note (le 23 juin) Rachid Nini poursuit une grève de la faim en prison et les rapports sur son état de santé sont alarmants... L'exactitude de l'analyse de Mohammed Sassi et le scandale que représente l'incarcération d'un journaliste pour la seule expression de ses opinions, ne nous permet cependant pas de faire l'impasse sur la personnalité et le style très particuliers de Rachid Nini. Dans son analyse, Mohammed Sassi rappelle d'ailleurs lui-même que "certes, les écrits de Rachid Nini s'exposaient à la critique.(...) D'aucuns considéraient que les accusations provocantes {contenues} dans certains {de ses} dossiers souffraient d'un manque d'investigation ou d'une absence de prise en compte de tous les fils et retors dudit dossier".
Baudouin Loos, dans son article du quotidien belge Le Soir consacré à l'affaire (10 juin), rappelle que Rachid Nini est "insolent et conservateur", n'hésitant pas, entre autres, à accuser publiquement des personnalités marocaines d'homosexualité... Mais c'est sans doute en relisant un ancien article intitulé "Ninimania" paru en 2009 dans l'hebdomadaire francophone marocain Tel Quel, sous la plume de Driss Bennani, que l'on peut le mieux capter le "phénomène Nini". Nous reprenons, en conclusion, quelques extraits de cet article très éloquent :
"Pour sa chronique, Rachid se nourrit de tout. De cet imam qui se plaint des abus de son supérieur,du flic qui justifie son racket quotidien, des déboires des ministres, (...) Et les informations lui proviennent de partout. Son mail reçoit des messages (au moins une vingtaine par jour) des quatre coins du pays et du monde. Récemment, un hacker a réussi à attaquer sa boîte électronique. Il s'en est par la suite excusé et a expliqué que “des personnes lui avaient promis 500 DH contre le mot de passe de Nini et qu'à présent, il regrettait son acte”. En restituant sa boîte à Rachid, le hacker y a installé un nouveau mot de passe (provisoire) : pardon. Puis il y a le téléphone, qui n'arrête jamais. Rachid ne se demande plus comment les gens ont accès à son numéro et ne songe pas à le changer. “ça ne servirait à rien de toute façon”. En une heure, Rachid peut recevoir plus de quatorze messages (moyenne constatée lors d'une soirée dans un café de Casablanca). L'émetteur, un vague prisonnier à Settat. L'objet des messages : le détail des tarifs pratiqués par les matons (...)
Chez lui, à Rabat, Rachid reçoit fréquemment de bien étranges visites. Dimanche dernier, une enveloppe était glissée sous sa porte. Dehors, personne. La lettre lui était adressée par une institutrice en conflit avec son administration de tutelle. Comment a-t-elle eu son adresse ? Cela fait partie des questions auxquelles Nini ne cherche plus de réponse. Bien plus, il a récemment ouvert “un bureau”. Chaque matin entre 8h45 et 9h15, il reçoit à sa table de petit-déjeuner, dans un café au centre-ville, à Rabat. On vient chez lui pour se plaindre, dénoncer ou simplement faire connaissance. Récemment, il a découvert qu'un loubard du centre ville a commencé à se faire payer pour “ramener les gens au café de Rachid Nini”. Parfois, Nini a aussi droit à des histoires attachantes. Comme celle de ce père de famille venu lui raconter comment son fils (12 ans) s'est fait renvoyer de classe parce qu'il a rendu une copie de dissertation en darija (ndlr; en dialecte)… comme son idole. Un autre jour, un enseignant de philosophie est venu lui jurer par tous les dieux (pendant plusieurs minutes) qu'il était… Jésus. Ce jour-là, il s'est difficilement retenu d'éclater de rire.
(...) Alors, forcément, avec autant de popularité, on ne reste pas longtemps sans étiquette. Le problème, c'est que Rachid en a plusieurs. Il est gauchiste parce que, comme les camarades authentiques, il écrit dans une langue débridée et flingue à visage découvert ses gouvernants. Il est également islamiste parce que, comme les barbus, il propage une pensée rétrograde qui exclut les homosexuels et dénonce les féministes. Mais Rachid est d'abord flic, voyons ! Il est au courant de tout et rien ne lui échappe. Mieux, c'est un homme de cour. Un vrai. Sinon, comment expliquer son franc-parler et son insolence autrement que par une… carte blanche royale ? Bref, Nini fascine, dérange, mais ne laisse jamais indifférent (pour le moins qu'on puisse dire). (...) N'a-t-il pas peur de se fatiguer ? Il élude la question. Son objectif : “Apprendre aux gens à parler comme ils pensent, à ne plus s'imposer le politiquement correct”. Sa motivation : “L’effet produit par ses chroniques”. Pour le reste, tout le reste, il fait confiance à la bonne étoile qui a montré sa voie à l'enfant du peuple qu'il est."
Extraits rassemblés et traduits (Al Massae) par Pierre Coopman, le 23 juin 2011,
A lire, l'aricle de Mohammed Sassi (en arabe) : Téléchargement Almassae
A relire, notre article de juin 2010 sur le journalisme au Maghreb : Censures douces et dures du Maghreb
Très bon article Merci!
Rédigé par : Belka | 04 février 2016 à 22:32
Bonne continuation
Rédigé par : Clavier arabe | 04 février 2016 à 22:33