Marc Saghie dirige le service Moyen-Orient de l’hebdomadaire Courrier International depuis 1998. L'intensité des conflits qui agitent le monde arabe a renforcé l’utilité d’un travail d’observation permanent des medias en langue arabe. Peut-on faire l’analyse transversale de la manière dont ces médias couvrent l’actualité et l’évolution des sociétés arabes ? La question est posée à Marc Saghie.
Aujourd’hui, tout le monde connaît Al-Jazira. Que pensez-vous de cette télévision ?
Marc Saghie : Avant la naissance de la télévision satellitaire Al-Jazira, en 1996, trois quotidiens panarabes avaient déjà un rayonnement international : Al-Hayat, Ash-Sharq Al-Awsat et Al-Qods Al-Arabi. Mais Al-Jazira a ouvert l’horizon arabe en rendant la télévision et les paraboles aussi importants pour le foyer que la cuisinière ou le frigo. C’est très étonnant, par exemple, d’aller à Gaza et de voir ces myriades de paraboles sur les toits de maisons assez modestes. Al-Jazira a également fait quelque chose d’exceptionnel, qui est de l’ordre de la langue. On croyait que les Maghrébins et les Orientaux ne pouvaient pas se comprendre. Mais lorsqu’Al-Jazira a commencé à attaquer les régimes, le paysan marocain comme le paysan yéménite ont très bien compris. Al-Jazira a redonné à l’arabe littéraire la place qu’il commençait à perdre au bénéfice des dialectes. Cette télévision est aussi devenue une chaine assez idéologiquement marquée, surtout depuis le 11 septembre. Récemment, le rapport d’Amnesty International sur les violations des droits de l’homme commises par le Hamas a été vilipendé sur Al-Jazira, au lieu d’être présenté comme un rapport d’une organisation qui a souvent défendu les Palestiniens. D’autres chaines satellitaires, comme Al-Arabiya sont moins idéologisées.
Est-ce qu’on peut affirmer qu’une pluralité d’opinions s’exprime à travers les médias arabes traditionnels (journaux et télévisions) ?
MS : Non, je pense que les médias arabes sont, de manière très schématique, anti-saoudiens ou pro-saoudiens. Une série d’intellectuels s’expriment assez librement dans la presse écrite panarabe, mais leurs opinions ne reflètent pas pour autant une politique volontaire de ces journaux. On peut trouver à lire la prose d’une vingtaine des « francs-tireurs », mais ce ne sont pas les journaux eux-mêmes qui sont devenus excellents… Il faut cependant rappeler que c’est grâce à certains de ces journalistes que le 11 septembre n’a pas été uniquement interprété sous l’angle du complot contre le monde arabe.
Ces « francs-tireurs » ont-ils un véritable lectorat ?
MS : Ils représentent une minorité mais pas une minorité marginale. On peut citer Hassan Mneimneh, Waddah Charara, Abbas Baydoun, Dalal Bizri, Nahla Chahal, Hazem Saghieh, Salah Béchir (récemment décédé), etc. Ce sont des héritiers du siècle passé, car ils appartiennent à une génération qui a traversé les années 60, 70 et 80. Certains ont été nationalistes puis marxistes, quelques uns ont flirté avec l’islamisme avant de devenir anti-islamistes, d’autres sont des libéraux, etc. L’on ne peut pas les qualifier d’intellectuels marginaux, coupés de leur société. Ils expriment des points de vue qui s’éloignent parfois du consensus arabe actuel. Ils ont un lectorat : l’élite intellectuelle, des étudiants, la classe moyenne. De toute façon, la presse arabe écrite a une diffusion assez limitée. Elle ne se distribue pas à des millions d’exemplaires, loin de là. Ces « francs-tireurs », quand même, apportent un vent nouveau, une pincée de sel qui fait que le journal devient digeste, même s’ils ne sont pas extrêmement présents dans leur journal ou fort représentatifs du journal.
Est-ce que ces francs-tireurs s’expriment à la télévision ?
MS : Pas tellement, Al-Jazira, au cours des dernières années, est devenu un peu trop idéologique pour se permettre des espaces de liberté. Je pense notamment à Wafa Sultan, cette psychologue syrienne vivant aux Etats-Unis, qui était passée deux ou trois fois sur Al-Jazira et avait prononcé des phrases très choquantes contre l’islam et la religion. On ne parle plus d’elle aujourd’hui. Que les propos de cette psychologue aient été appropriés ou non, telle n’est pas la question. Au travers de sa médiatisation, puis de son oubli, l’on remarque que les espaces de liberté ne sont pas faciles à conquérir et à préserver. Les TV satellitaires sont assez opportunistes, elles exploitent des personnages comme Wafa Sultan quand ils leurs permettent de faire grimper l’audimat.
La guerre en Irak, l’islam et l’Occident, le Liban et la Syrie, la Palestine et Israël, sont des conflits prédominants dans l’actualité internationale. Y a-t-il moyen d’y échapper de temps à autre lorsqu’on doit couvrir la presse arabe pour le Courrier International ?
MS : Effectivement, ces conflits accaparent la presse arabe. Mais les articles sur les sujets de société et culturels ne manquent pas, même si très peu de journalistes ont vraiment le temps de se spécialiser dans ces domaines. Il faut aller chercher dans la presse magazine les sujets qui s’éloignent quelque peu de certains carcans politiques et culturels traditionnels. A Beyrouth, paraît depuis quelques mois une revue qui s’appelle « Jasad ». Elle traite essentiellement du corps. Tous ses collaborateurs signent en leur propre nom et parlent de leur vie sexuelle. Cette démarche était impensable, il y a une dizaine d’années à peine…
Que pensez-vous de Memri (Middle East Media Research Institute) fondé par Yigal Carmon, un ancien officier « arabisant » des Forces de défense israéliennes.
MS : Il s’agit d’un site pro-israélien qui essaye de démontrer que les médias arabes sont dominés par la bêtise… Je dois dire que les traductions de Memri sont justes. On ne peut pas accuser Memri de falsification. Mais la démarche de Memri est quand même un peu biaisée. Le travail documentaire est certes impressionnant, mais avec une intention biaisée. Si je n’adhère pas à la propagande diffusée par Memri, je pense qu’il est néanmoins utile, pour toutes les presses du monde, qu’il y ait une sorte d’observatoire des médias. Ainsi, les journalistes, de toutes les langues, y compris l’hébreu, auraient conscience que les bêtises qu’ils seraient tentés d’écrire peuvent être traduites et lues dans le monde entier.
Est-ce que Memri n’est pas contre-productif ? Ne peut-il pas favoriser une sorte de réaction qui consisterait à dire : « Puisque l’on veut démontrer que nous sommes ainsi, remettons-en une couche… »
MS : Non, parce que les médias arabes n’ont pas attendu Memri pour publier certaines âneries. Que l’on aime ou que l’on n’aime pas les méthodes de Memri, je souhaite que, pour tous les médias s’exprimant dans des langues réputées difficiles ou dont la diffusion est limitée, des traducteurs et des observateurs puissent mettre l’emphase sur les affirmations peu nuancées et peu objectives. Une autre démarche, beaucoup plus malhonnête que Memri, est celle du site internet Filkka Israël, qui diffuse de fausses informations, sans doute manipulées par les services syro-libanais, en les attribuant à des sources israéliennes. Ces articles erronés sont malheureusement parfois reproduits dans les médias arabes…
Comment les médias arabes ont-ils réagi à l’annonce du mandat d’arrêt international lancé contre le président soudanais Omar Al-Béchir ?
MS : Le Soudan et Al-Béchir ont évidemment occupé la une des médias. J’ai vraiment été étonné de constater qu’Al-Qods Al-Arabi a repris les analyses les plus éculées, à savoir qu’Al-Béchir est inculpé parce qu’il n’a pas hissé le drapeau israélien à Khartoum… Je croyais qu’on n’allait pas ressortir ce genre d’arguments aussi bêtement et j’en suis navré. L’on observe un sursaut tiers-mondiste et un alignement sur les thèses de l’Union africaine et de la Ligue arabe, qui amènent des éditorialistes à prendre la défense de chefs de guerre coupables de crimes contre l’humanité. Il est triste de constater que le Darfour n’a jamais vraiment intéressé les médias arabes… Ils n’ont eu ni le temps ni les moyens d’envoyer des reporters sur place et se sont souvent contentés de rediffuser ou de republier des traductions de reportages anglo-saxons sur le Darfour.
Ce qui s’est passé à Gaza fin décembre 2008 est idéal pour alimenter une certaine schizophrénie de médias arabes concernant le Soudan…
MS : Malheureusement, en effet. Mais est-ce qu’il faut ne pas juger le criminel d’un massacre à un endroit donné parce qu’un autre massacre a été commis à un autre endroit ? Ce genre de comparaisons macabres ne rime à rien… Pourquoi Béchir serait-il absous parce qu’à des milliers de kilomètres du Soudan les Israéliens ont commis des crimes ?
Comment les médias arabes ont-ils réagi au phénomène Obama ?
MS : Au moment de la nomination d’Emmanuel Ram, un fils d’Israélien émigré aux USA, au poste de dirigeant de l’équipe d’Obama à la Maison-Blanche, il y a eu un article assez exceptionnel dans « An-Nahar » de Beyrouth pour expliquer aux lecteurs que cette nomination était somme toute une histoire de politique intérieure américaine; que ce n’était pas pour donner une orientation précise à la politique étrangère des USA. Dans l’ensemble, les médias arabes ont été très raisonnables. Il y a un certain réalisme pour se féliciter de l’élection d’Obama tout en informant le public qu’il ne faut pas s’attendre à de grands changements dans la politique américaine. Evidemment certains médias extrémistes liés à Al-Qaïda ont, dès le départ, critiqué Obama avec une terminologie assez raciste, comme Al-Zawahiri, numéro deux d’Al-Qaïda, qui a traité Obama de fils d’esclave…
Propos recueillis par Pierre Coopman
Sur le plan lingusitique, je m'étonne des propos sur la maîtrise de la langue arabe dans les campagnes du Maghreb, mais je n'y connais rien...
Rédigé par : François | 31 mars 2009 à 00:02
En fait, son propos sur cette connaisance linguistique reste assez général et donc peu précis. C'est clair qu'Al Jazira contribue fortement au "rétablissement" d'une version moderne de l'arabe classique/standard parmi un spectre de plus en plus large de populations arabes, en particulier au Maghreb, mais cela ne signifie pas qu'elle soit désormais parfaitement comprise par les paysans marocains. Mais il y a aussi toutes les nouvelles générations arabisées.
Rédigé par : Marc | 31 mars 2009 à 00:05
Oui, ça m'a également surpris, le propos de Marc Saghie sur la compréhension linguistique des paysans yéménites et marocains. Mais bon, c'est lui qui le dit et il a relu et approuvé son texte.
Rédigé par : Pierre Coopman | 04 avril 2009 à 16:45